Marcellin, les Ravel et Moi.

8 septembre 1893 
                  
3 mois que Suzanne et moi avons rompu. J’en comprends maintenant la raison : 
une balance mal équilibrée ; je l’aimais plus qu’elle ne m’aimait … pauvre musicien qui    
se surprend à écrire au passé tandis qu’il souffre au présent.                                                                       
Me voilà affranchi, mais je crains qu’il ne coule encore beaucoup d’eau sous le pont 
Notre-Dame avant que ne s’effacent les marques que m’a laissé ma séduisante chaîne. 
Disparaîtront-elles totalement un jour ? Car oui, cette petite m’avait pris en entier. 
Si je surprenais son doux regard caressant un autre que moi, mes entrailles se déchiraient 
à l’instant ; que j’aperçoive l’esquisse d’un sourire complice qui ne m’était pas destiné 
et sur-le-champ résonnaient dans mes tempes les assourdissants tambours d’Afrique.
Peut-être est-ce même de là que viennent les tempêtes, des amours contrariées de Dieu.

Bien que l’exercice soit difficile, je commence à peine à reprendre possession de moi-même. 
Pour oublier Suzanne, je m’oublie dans le travail. Je joue, compose, puis si j’ai besoin d’une pause, je me pose et m’impose un peu de temps en compagnie de la fée verte ou autres relations de même tonneau, selon l’humeur de ma bourse.  
                                                
Et justement, mardi dernier, le "Figaro musical" m’a engraissé de 100 frs avec l’achat de deux de mes Gnossiennes. J’ai profité de ce surpoids monétaire pour inviter un de mes bons amis, le peintre Marcellin Desboutin. Nous avons sauté depuis la Butte pour atterrir pieds joints à Pigalle, café de la Nouvelle Athènes. J’affectionne cet endroit et Marcellin plus que moi. C’est son fief. D’ailleurs Degas, dont j’apprécie l’avant-gardisme même si des critiques « peigne cul » raillent sa peinture, y a même peint Marcellin et l’une de ses amies actrice assis tous deux devant une absinthe, c’est dire si mon Desboutin fait partie du décor. 

Nous étions attablés en terrasse. Marcellin profitait du voile orangé d’un soleil automnal recouvrant la place Pigalle pour m’expliquer l’art de la lumière et des couleurs, lorsqu'un père et son fils, presque un homme, vinrent à notre table saluer mon ami.                
Ce dernier les invita à s’asseoir  à notre table.

  – Je te présente Joseph Ravel, génial ingénieur inventeur et son fils, Maurice, excellent pianiste à la carrière prometteuse paraît-il.

Le jeune homme, de modestie baissa les yeux. Je soulevais mon chapeau et me présentais.

- Enchanté. Erik Satie, Gymnopédiste et compositeur indépendant.

Le jeune Maurice releva la tête et je vis naître un discret sourire au coin de ses lèvres.       Joseph, contrairement à ce qu’aurait pu le laisser supposer son statut d’ingénieur, semblait être plutôt un bon vivant. La suite le confirma puisque nous restâmes tous les quatre à boire et discuter jusqu’à ce que la fraîche nuit nous sépare.                  
J’ai apprécié les Ravel ; le père pour sa cordialité associée à son érudition, et le fils, malgré son jeune âge et son appartenance au conservateur conservatoire, pour son esprit d’indépendance musicale qui me l'a rendu éminemment sympathique. 
Je pense revoir le jeune Maurice et l’écouter jouer. Dans tous les cas, je lui souhaite de réussir car sa vision et sa sensibilité à propos de la Musique ne sont pas pour me déplaire.  

Sinon, je compte fonder ma propre église : L'Église Métropolitaine d'Art de Jésus Conducteur que je destine à combattre la société grâce à la musique et la peinture. Riez, riez, vous verrez ! Je suis d’ailleurs en train de composer une Messe des Pauvres pour ma première cérémonie qui aura lieu dans mon « Placard », tout du moins pour la première cérémonie.
Et ensuite ?  

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